Une quête de sens | Fanny Weinquin

La finitude de l’être humain et la mort sont les thématiques principales auxquelles Désirée Wickler invite à se confronter dans ses danses macabres contemporaines. Entre-deux dynamiques et charnels, les œuvres portent un regard critique sur le monde et la société au sein desquels évolue l’artiste. Prenant pour point de départ le poème Eldorado d’Edgar Allan Poe et l’étude socio-culturelle des danses macabres, le projet se déploie à travers une exposition de peintures comprenant une installation sonore, un dispositif mécanique, un livre d’artiste, un catalogue, plusieurs rencontres publiques ainsi qu’une céramique créée pour l’occasion en édition limitée – une pluridisciplinarité donnant genèse à une sorte d’œuvre d’art totale.

Le thème iconographique de la danse macabre (« Totentanz » en allemand) se popularise et se répand surtout à partir de la fin du Moyen Âge. Il se nourrit des temps de crise où la mort est omniprésente à travers les épidémies, famines ou guerres, pour y répondre par un humour à l’arrière-goût amer. Ainsi, des couples sont formés par la mort, fréquemment représentée sous la forme d’un squelette riant et dansant, et le vivant qui se laisse entraîner par la « grande faucheuse ». Suivant une hiérachie bien établie, les représentants du monde clérical et laïque défilent du plus puissant au plus pauvre. Souvent accompagnées de leçons morales, ces danses macabres dénoncent la vanité des prétentions ou des efforts humains face à la mort: les ordres en place sont contestés, car la mort, impitoyable, ne fait aucune distinction sociale et touchera tout être vivant tôt ou tard suivant son bon vouloir.

Désirée Wickler reprend cette allégorie de la mort tout en se réappropriant et actualisant les codes visuels. Ainsi, elle choisit de dénuder ses personnages, les libérant de tout signe d’appartenance sociale et les rendant de prime abord tous égaux face à la mort. Ce parti pris lui permet de se concentrer d’autant plus sur les attitudes et réactions des vivants face à la mort. Certains hommes et femmes semblent prêts à s’abandonner à leur propre finitude, apathiques, impuissants, drogués et parfois même séduits par la libération ultime que leur
offre la mort. D’autres refusent de croire à la fin, tentent d’en repousser les limites, d’y échapper ou encore de combattre la mort obstinément.

Ainsi, cette relation entre la vie et la mort est ambiguë, équivoque, sorte de répulsion-attraction sans issue où la violence extrême côtoie l’attirance sexuelle au plus près. Ces pulsions, Désirée Wickler les exprime en premier lieu par son geste, un geste sans relâche qui cherche les contours les plus justes, vigoureux et animés de ses protagonistes, dont les poses sont directement inspirées de la danse d’une part et des sports de combat d’autre part. La grande expressivité des corps constitue une autre rupture par rapport aux représentations traditionnelles de la danse macabre. En effet, dans les compositions de Désirée Wickler, les corps se tordent ou se déploient dans des postures très tendues et agitées, en déséquilibre permanent. L’artiste ne craint pas la rature, l’erreur ou la brutalité du trait, au contraire, car cela permet à ses propos de prendre vie, corps, sens et âme sur la toile. Ainsi, le geste varie du trait brut et expressif aux aplats de couleurs uniformes, tout en incorporant des procédés d’illustration très graphiques et des zones où la couleur dégouline plus librement. La démarche de remise en question permanente dans laquelle se situe l’artiste se lit notamment aux salissures et griffures infligées aux parties dorées de ses toiles. Qu’obtient-on lorsque l’on gratte à la surface du beau qui brille, qu’on dégage les couches picturales les plus lisses pour révéler ce qui se cache derrière ?

À travers le détournement de codes visuels stéréotypés souvent issus du monde de la publicité ou de la culture pop, tels que ceux de grandes marques de luxe ou de fast-food, Désirée Wickler dénonce les dysfonctionnements de notre société de consommation. Elle aborde d’innombrables sujets d’actualité tels que le changement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, la crise humanitaire en Méditerranée, le transhumanisme et l’avancée de l’extrême droite. C’est sur cette toile de fond que se déploie la mort, adoptant des attitudes théâtrales et cyniques, portant souvent un masque et se moquant bien du destin de l’être vivant tandis que ce dernier évolue dans un cadre de réalité virtuelle, de jeux de fortune, de divertissement et de réseaux sociaux qui ne laissent place qu’aux apparences pour fermer les yeux sur la misère, la maladie et la mort. À travers ses danses macabres, Désirée Wickler tente précisément de susciter des réactions, des réflexions et de nous faire prendre conscience de nos propres limites.

Il faut garder à l’esprit cette quête de vérité profonde et de sens lorsqu’on aborde le lieu d’exposition d’Eldorado. Le choix du cloître de l’ancienne abbaye de Neumünster est tout sauf anodin dans l’œuvre d’art totale conçue par Désirée Wickler. En effet, le déambulatoire voûté est chargé du poids de l’histoire et regorge de secrets imbibés dans les murs, présents sous les pieds des visiteurs, mais invisibles en surface. À l’époque où l’abbaye était habitée par les moines, il s’agissait d’un lieu d’inhumation, de prière et de recueillement. Au cours de son histoire, l’actuel foyer de culture, de médiation et de divertissement sera par ailleurs utilisé comme prison, comme orphelinat et comme hôpital militaire avant de redevenir un lieu d’incarcération de 1869 à 1985 – servant pendant la Seconde Guerre mondiale de lieu de transfert vers les camps de concentration nazis*. C’est dire à quel point le cadre architectural résonne avec la thématique de la mort traitée par Désirée Wickler…

Mises en scène au sein du parcours circulaire du cloître, les toiles de l’artiste ont spécifiquement été pensées pour ce lieu d’exposition. Les peintures adoptent une forme longitudinale se terminant par un arc en plein cintre et un format faisant directement écho aux larges baies vitrées qui leur font face, ouvrant la vue sur un jardin aménagé. Proches des vitraux d’un lieu de culte, les toiles comme les fenêtres évoquent aussi la forme des tombes mortuaires et œuvrent comme des portails qui invitent à basculer d’une dimension concrète et tangible à une dimension plus symbolique et transgressive. La teinte sablée de la couche de préparation picturale, parfois laissée brute, se mêle à celle des murs, de sorte que les peintures semblent flotter.
En fonction du moment de la journée, les rayons de soleil pénètrent dans le cloître suivant des angles et des orientations différentes. L’ombre projetée sur les danses macabres renforce la grille de lecture symbolique mise en œuvre par Désirée Wickler. Rappel omniprésent du côté obscur et nébuleux de la vie, des zones d’ombre se retrouvent sur toutes les toiles. Quand elles retracent le pourtour des ombres humaines, elles semblent formuler un lien entre corps présent et corps absent, un commentaire abstrait de la face cachée des choses. Dans d’autres cas, l’artiste prête à l’ombre une dimension prémonitoire par ses contours cruciformes, trapézoïdaux comme des cercueils ou bien encore sous forme d’orifices aspirant l’homme vers les abysses. Face à ces zones ténébreuses, un autre élément s’impose, car qui dit ombre dit lumière.

Dans les peintures de Désirée Wickler, la lumière est matérialisée par des parties recouvertes de fausses pélicules d’or, qui scintillent dès que les rayons du soleil les touchent pour se matifier et disparaître quand le ciel s’obscurcit. L’or, symbole par excellence de richesse que poursuit désespérément le chercheur de trésor dont il est question dans le poème Eldorado d’Edgar Allan Poe, qui donne son titre à l’exposition. L’or, qui aujourd’hui encore alimente les fantasmes comme synonyme de réussite matérielle et sociale, alors que face à la mort il n’est qu’illusion et mensonge.

Ce n’est pas une coïncidence si les 24 stations des danses macabres sont disposées au sein d’un parcours circulaire sans début ni fin. Tandis que la roue de l’existence tourne éternellement, la vie humaine est limitée dans le temps, qui s’écoule de façon impitoyable et inévitable. Ainsi, les toiles sont peuplées de métaphores du temps à travers la représentation de sabliers, métronomes et horloges. Se faisant l’écho d’une temporalité vouée à prendre fin, l’installation sonore mise en place aux quatre coins du cloître poursuit le visiteur suivant un rythme saccadé. La libre réinterprétation des œuvres baroques d’Andreas Gryphius reformulée par la poétesse Sophie Reyer et mise en musique par Michael Fischer fonctionne comme une sorte d’incantation, bande son certes discrète, mais dont les susurrements répétés ne lâchent plus l’oreille.

En quête de sens, Désirée Wickler suscite à travers ses œuvres kaléidoscopiques une réflexion sur nos modes de vie et sur notre libre arbitre. Elle n’a pas peur de dénoncer les paradoxes infinis et les pulsions souvent contradictoires dont se rendent à la fois victimes et coupables les hommes et les femmes du 21e siècle. Dans son univers dystopique teinté d’humour noir, l’artiste remet en question nos certitudes et insuffle une nouvelle vie à la mort.

 

* Michel PAULY  « L’abbaye de Neumünster et tout un ancien quartier urbain », dans Abbaye de Neumünster, éd. mediArt, 2004, pp. 26-53.

 

Avec l’aimable autorisation de Fanny Weinquin.